|
NORBERT
Tu veux tout savoir ? Tout sur la vie de Norbert Carbonio ? Sur cette
vie de bâtard ? Ecoute ! Ecoute bien !
Amnéville, c'est près de Metz, c'est dans l'Est. Là-bas
encore j'ai ma maison. Y'a ma mère si elle vit encore, Germaine
c'est son nom. Ma grand-mère qui m'a élevé, c'était
une brave femme elle...
C'est mon père, cet enculé, c'est lui qui m'a appris le
métier. Le bâtard... Le premier braquage c'était un
bureau de tabac. Treize ans j'avais...
Avant je traînais tout le temps dans la rue, je dormais dehors souvent,
dans une toile de tente... mais même là j'étais trop
renfermé... faut que j'ai le ciel... j'ai revendu les cigarettes
à un cafetier que je connaissais.
Le premier contrat, j'avais seize ans. Le premier tatouage aussi... Le
tatouage, ça impressionne, les gens ont peur et puis c'est quelque
chose : ça prouve que t'es fort.
J'étais en prison quand ils sont venus me chercher pour faire l'armée.
Comme ça ils m'ont dit, tu viens en Algérie et tu fais ce
qu'on te dit ou bien tu restes à crever de rien foutre dans ton
gnouf.
Ecoute ! Tinfouchi c'était plus dur que tout. J'ai appris vraiment
à tuer là-bas. C'était pour la France. Tiens ! je
lui crache dessus la France. Des horreurs j'ai faite pour ces salauds.
Tuer, je sais de toutes les manières, avec les mains, donne-moi
une lame... qui tu veux je le tue. Six mois j'ai passé dans la
section blanche. J'avais un pote, lui c'était un ami. On était
les meilleurs.
Après c'était la section noire, c'était les missions.
Un jour il a pas été assez habile, il y est resté.
Des fois t'as des types qui viennent pour la même chose que toi,
mais tu le sais pas. Ils te tirent dessus, tu leur tires dessus, c'est
la foire. Il a pas eu de chance mon copain. C'était le seul que
j'avais. Mais la chance tu commandes pas, c'est Dieu c'est au-dessus de
toi...
Le camp dans le désert, c'est ce que j'ai connu de plus dur, c'était
le pire. Après ça, t'a plus peur de rien, tu crains plus
rien tellement c'est dur ce que tu vis, ce qu'ils te font. Jamais je pourrai
oublier. Après Tienfouchy jamais ça a plus été
pareil.
Après, la vie pèse moins cher encore, tu te dis qu'une vie
ça ne coûte vraiment rien du tout, qu'il suffit de trois
fois rien. Tuer, je sais faire que ça. C'est de leur faute... C'est
pour la France, c'est la France qui a voulu que je sache tout ça
! C'est eux qui sont venu me chercher !
La section noire on existait pour personne. On était en civil,
sans papiers. On nous para chutait la nuit des fois, dans des endroits
qu'on connaissait pas. On nous disait qu'il y avait des gens à
buter, des hommes la plupart, que c'était juste, c'était
un ordre. Nous on y allait et on faisait le travail. Ceux qui se faisaient
prendre, personne pouvait savoir qui les avait envoyé là,
qui ils étaient. On parlait pas si on était pris, on avait
rien à dire. Des fois j'ai passé des heures, des jours sans
bouger, rien, sans manger, sans pisser, si ! dans mon bène. Fallait
attendre, et fallait se les faire, au bon moment. J'ai rigolé aussi,
tellement parfois c'était facile. Jamais j'ai eu peur, jamais...
J'aime le risque, je veux savoir jusqu'où je peux aller, j'aime
ce qui est dur.
Encore maintenant je guette dans la rue, j'aime ça... J'ai travaillé
partout, à Alger, à Philippeville, à Bône,
à Marseille, à Strasbourg". Ailleurs encore. J'ai fait
des trucs pas chouettes. Mais pas des femmes ou des enfants. Je suis pas
le dernier des salauds. Pas d'enfants... Des femmes si, parfois, c'était
le travail, mais pas comme ça, gratuitement. Les hommes je ne te
dis pas... Combien ? Comment je pourrais savoir ?... Y'en a trop. Je préfère
pas y penser.
Tu vois... le danger... il vient vers moi... je suis toujours à
des endroits où il y a quelque chose qui se passe. L'autre jour
c'est un noir il veut me voler. Maintenant il est à l'hôpital...
Ce qu'ils m'ont fait ça peut pas s'oublier, c'est pour la vie.
Si tu savais ce qu'ils m'ont fait en Algérie... C'étaient
des types qui me donnaient des ordres, qui me parlaient pendant des heures
et des heures, qui me répétaient toujours la même
chose, qui me criaient dessus... Carbonio, t'es un tueur, les ordres il
faut leur obéir jusqu'à la mort et puis la mort c'est ta
seule amie Norbert Carbonio ils me disaient, il y a que les ordres qui
comptent le reste tu t'en fiches tout le reste ça ne compte pas...
Tu es né pour tuer, toujours... Toujours ! Quand je suis revenu
chez moi, d'abord j'ai eu ma femme... une Bretonne c'était.
C'est justice... Elle m'avait trompé
je pouvais pas laissé
passer ça. Maintenant je suis tranquille. La trahison, tu vois,
c'est pire que tout. Je veux plus me souvenir d'elle ! Je lui crache dessus
!
Et puis j'ai refait des braquages.
Des fois je suis pas resté plus de dix jours en liberté.
Tiens, je sortais de six ans, je fais une attaque de poste ça tourne
mal, mon pote est tué moi je blesse un flic : dix ans ils m'ont
mis...
Des flingues, j'en ai utilisé des tas. Le meilleur pétard
que j'ai touché, c'était un 7.65, un Herstal. Le Smith &
Wesson spécial police aussi il est bon, cinq coups... ça
c'est des pétards qui te renversent un bonhomme comme une quille.
Ca fait des trous comme ça. C'est pas toujours joli à voir.
C'est le boulot. Après l'Algérie c'était plus facile
je me faisais de l'argent j'étais comme un prince, libre. Ce que
je voulais je l'avais.
Les filles, c'est toutes des putes, tu peux pas compter dessus. J'avais
toutes celles que je voulais mais je m'en foutais... ça ne compte
pas les femmes.
La première pourtant c'est un bon souvenir, j'avais quatorze ans.
Martine aussi je l'aimais bien, elle posait pas de questions, elle me
disait pas fais ci ou fais ça. Six mois on est restés ensemble
et puis je suis tombé en prison. .. je l'ai jamais revue. Yvette
aussi j'étais jeune, je la mets enceinte, son père veut
me voir je lui dis que je suis soudeur, mais après il apprend que
je lui ai menti, il me saute dessus dans la rue. Moi je lui fous une raclée
je lui dis que je vais le tuer. Trois jours après on le retrouve
pendu dans un bois et la police croit que c'est moi. Ils m'ont relâché
mais la fille que j'ai eu jamais je l'ai connue.
Et puis il y a eu Anne-Marie... elle a eu un garçon, je l'ai pas
connu non plus.
Ma femme elle m'a fait un garçon et une fille. Ma mère les
a gardés, je la respecte juste pour ça sinon je m'en fous.
Même ma sur, cette salope, je lui ai payé un bar...
jamais elle m'a remercié... jamais. Un jour, peut-être, je
la tuerai ...peut-être. Si je veux.
Trente-deux ans j'en ai fait de la tôle. C'est gentil la prison...
Sauf le trou, là c'est plus dur, mais sinon la prison c'est gentil,
y'a pas à dire. Je suis seul et puis j'ai le ciel, ça va.
Ca me dérange pas d'être en prison je me sens tranquille.
Là-bas t'as toujours tout ce que tu veux si t'as de l'argent. Moi
j'en avais des fois. Si tu savais le nombre de prisons que j'ai faites,
moi-même je me souviens plus tellement il y en a. Paris j'ai connu,
et Metz, et Marseille, et Fleury, et Strasbourg aussi. Alger j'y ai passé
que trois jours, mais putain ! eux ils ont de sales prisons. Ailleurs
en France c'était toujours bien, ça va quoi. Faut se faire
respecter, c'est tout.
Un jour, tiens, je retrouve un pote, on avait fait un boulot ensemble,
c'était à Toulon, je me souviens. Alors on était
dans la même cellule. Mais moi j'ai toujours été seul,
moi faut pas me mettre avec quelqu'un. Je leur ai dit je supporte pas
qu'il y ait quelqu'un d'autre. Faut que je soye seul. Alors mon pote au
bout de deux jours, je le supporte plus, je lui dis de la fermer, que
je vais le buter si il continue. Il se tait pas. Moi j'ai toujours une
lame sur moi, toujours. Je lui saute dessus et je lui coupe l'oreille
seulement parce qu'il m'évite. Les gardiens ils arrivent on va
au tribunal et là le juge il demande à mon pote si c'est
moi qui lui ait fait ça, qui lui ai enlevé l'oreille. Mon
pote il dit que non qu'il s'est coupé en se rasant. Ah ! oui, qu'il
répond le président, vous vous êtes coupé l'oreille
entière en vous rasant ? C'est pas Carbonio par hasard qui vous
a attaqué ? Non il dit mon pote, je me l'a coupée en me
rasant... (entre nous on se balance pas c'est la règle sinon il
resterait plus personne, tu pourrais plus avoir confiance en personne).
"Vous vous portez partie civile ?", il demande encore à
mon pote le président. "Partie civile ! il répond ;
contre mon rasoir ?" Et là tout le tribunal a éclaté
de rire, tout le monde se marrait.
C'est des histoires, comme ça. En tout ça m'a fait trente-deux
ans de placard. En soixante et onze j'ai été blessé,
j'ai pris quatre balles, dans les bras, la jambe, le plus dur, c'est dans
les couilles, j'en ai plus qu'une maintenant. Putain ! ça, ça
fait mal... Je sais pas qui a commander pour ça mais il y en a
qui m'en veulent.
Un jour à Strasbourg j'ai été enlevé. Ils
m'ont emmené dans une vieille maison et ils m'ont drogué.
C'était une histoire de filles, ils voulaient se venger. Des piqûres
dans les yeux ils m'ont fait, depuis je vois plus bien clair, je ne sais
pas. La fille elle a dit pourquoi vous le butez pas tout de suite ? Pour
que ça soye un accident ils ont répondu et puis ils m'ont
laissé ils croyaient que j'entendais plus que j'avais plus de force,
mais quand ils sont partis je me suis dit Norbert il faut que tu dégages...
Je suis sauté du premier étage et je me suis barré.
Une autre fois en voiture on m'emmène mais la connerie c'est qu'ils
m'ont mis à coté du chauffeur alors dans un tournant j'ai
appuyé sur l'accélérateur et j'ai tourné le
volant, la voiture s'est écrasée ils étaient mal
le chauffeur je lui ai encore claqué la tête sur le volant
et je suis sorti. Ca c'était Albert Witerstein qui m'en voulait,
on n'est pas copains, il voulait ma peau, il avait pris cinq balles ils
croyaient que j'étais dans le coup et puis je lui avais amoché
son frère, lui c'est un dur il trafique la came la cocaïne
et tout le bordel, il est riche aujourd'hui.
J'ai tiré sur des flics, une fois dans la gare de Metz j'ai tiré
sur un homme devant tout le monde. Le reste du temps c'est moi qui décide.
Des fois, je tue rien que pour le plaisir, parce que j'ai envie, pour
à peine de pognon. Le pognon je m'en fous. ni vois... le danger
il vient vers moi... je suis toujours à des endroits où
il se passe quelque chose... La dernière fois c'est un noir qui
veut me voler... maintenant il est à l'hôpital. ..Tiens les
flics l'autre jour, je crache dessus, ils viennent. C'était la
Criminelle. A quatre voitures ils sont venus m'arrêter, les menottes,
ils me disent toi tu fais pas la manche alors quoi ? Je bouge pas moi
je leur dis et puis j'ai rien à vous dite, je veux un avocat et
tu m'emmènes chez le juge.
Je suis sorti deux heures après. Je connais du monde... Ca fait
deux mois maintenant que je suis sorti de cabane... ça fait deux
mois que je suis dehors. Déjà on m'a donné du travail.
Je suis libre, je fais ce que je veux. Sauf des fois on me commande, pour
un travail.
Il faut que je trouve un travail... Il faut, tu comprends. Il y a quelques
semaines je devais faire quelque chose, un travail, tuer quelqu'un. Je
l'ai pas fait, je peux pas faire de mal à un enfant, ils voulaient
que je tue un enfant. J'ai téléphoné au père
et je lui ai dis de se tailler j'ai expliqué. Moi je touche pas
un gosse mais maintenant ils me chercher. C'est pas grave... Mon fils
ils l'ont tué. C'est des salauds !
Tu veux pas me dire qui je dois tuer ? Dis-moi ! Je fais ce que tu veux,
je tue qui tu veux... Tu vois je recommence à trembler il faut
que je trouve à boire.
Un jour j'arrêterai...
Le soir seulement je suis bien, quand c'est la nuit, je tremble pas, ça
va, là je suis bien. Dans la rue où je suis des gens passent
et me regardent bizarrement. Il y en a qui me surveillent. Près
l'avenue Suffren tout le monde me connaît, je bouge pas, les animaux
et les enfants m'aiment bien, ils sont attirés. Tu vois c'est comme
ça des fois. Le matin, vers cinq heures, je commence à chercher
à boire. Mes mains tremblent, je pourrais pas rouler une cigarette,
je peux rien faire, faut que je trouve à boire. Deux ou trois heures
je dors, pas plus, la nuit, là je suis dans ma peau.
Rhum et vin rouge, c'est bon, mais ce qui tue, c'est le rhum blanc, ça
y faut pas, ça rend fou. Moi je supporte bien l'alcool. Mais je
peux plus m'en passer.
En prison on prenait des oranges qu'on pressait. Après deux ou
trois jours on prenait le jus on rajoutait autant de sucre. Alors on chauffait
avec un réchaud à choucroute comme on en a dans les cellules,
avec une casserole et un tuyau ça faisait un alambic et ça
tirait un jus je te dis pas.
Je supporte tout de toute façon, pour me crever faudra planter
fort... Faut me la laisser ma mort, hein ! Je veux la voir. Et puis après
c'est mieux...
Un jour j'ai été heureux, c'est quand ils m'ont condamné
à mort. C'est De Gaulle, cet enculé, le même qui me
demande de tuer, le même qui me fait condamner, c'est ce bâtard
qui m'a gracié. Je voulais mourir moi, je voulais. C'est la seule
fois que j'ai été content ; ils me l'ont enlevé.
Je peux plus... Faut qu'on me donne du travail... Hier, j'ai eu du travail,
deux ils étaient... c'était facile.
Moi ce que je voudrais c'est mourir, je voudrais la regarder en face pendant
des heures la mort avant de passer. Tellement de fois je l'ai vue dans
les yeux des autres, je sais à quoi ça ressemble.
Ah ! non ! mourir sans le savoir je pourrais pas. Tout est dans la tête.
Il suffit de te dire ça. La douleur, tout ça, c'est dans
la tête. Ma main, là, il y a quelques jours à l'hôpital
ils m'ont fait une photo, ils m'ont dit qu'elle était cassée.
Tu vois ma main elle est cassée, j'ai enlevé le plâtre
qu'ils m'avaient mis, je veux pas de plâtre. Serre-là, tu
verras, je n'ai pas mal. C'est comme ma jambe, j'ai été
blessé, je boite parce qu'elle n'est pas chaude mais c'est pas
grave. C'est dans la tête tout ça. T'es rien si t'es pas
fort dans ta tête. C'est dans la tête que tout se commande.
Et puis j'ai pas peur, j'ai peur de rien.
Tu sais, le bien le mal, c'est quoi ? Tu peux me dire ? On sait jamais.
Des fois on te dit que c'est bien et puis des fois c'est mal, on peut
jamais savoir. Moi j'aime personne, la société pour moi
elle est mauvaise tu vois. Je regrette rien, je pourrais pas faire une
autre vie, je fais ce que je veux. Ma vie c'est dehors, libre et dormir
dehors. Dans le fond de mon cur, qu'est-ce que je ressens ? Mais
comment tu veux que je te parle de mon cur ? On m'a apprit à
tuer, on m'a rien apprit d'autre, je suis pas allé à l'école,
jamais. Lire je sais, mais pas écrire. On me donne une arme dans
la rue, on me paye pour tuer ma propre mère, je le fais... Si c'est
un ordre... Comment tu voudrais que je parle de mon cur, dis ? Le
suicide, j'y ai pensé, mais c'est lâche, t'es un lâche
si tu le fais toi-même... Faut que eux te tuent... Faut que ça
soye eux qui le fassent. La première fois que je suis allé
en prison j'ai voulu mourir, une deuxième fois, c'était
cet hiver à Strasbourg je venais juste de sortir de prison je me
suis coupé l'artère dans la rue. J'ai perdu un litre et
demi de sang.
Je peux plus... Ce que je voudrais juste savoir moi, c'est pourquoi t'es
en vie ? Pourquoi je dois tuer ? Pourquoi on me demande de le faire ?
Pourquoi j'aime ça ?...
Après la mort il y a une vie qui est meilleure que celle là.
Après la mort, c'est sûr, t'es plus obligé de tuer,
t'es libre. Mais d'abord je voudrais la regarder en face ma mort...
C'est quoi la peur ?
Demain peut-être je suis mort...
Norbert est mort
à Paris durant l'été 1999. Ce texte a été
élaboré à partir de deux entretiens durant lesquels
furent prises les photos qu'il illustre.
Les travaux developpés
autour du témoignage de Norbert n'ont en aucune manière
vocation à constituer une incitation à la violence.
|
|
|